Le concept de la beauté a-t-il perdu son attrait? L’art et le design ont-ils délaissé cet idéal? Est-ce simplement un artéfact d’une ère révolue ou un vestige de l’avant-numérique qui n’a plus de mérite ou de valeur dans un monde mû par l’activité commerciale à l’échelle mondiale? Au risque de paraître démodée, je dirais que non. Si les designers souhaitent créer des images, des outils ou des environnements qui reflètent l’expérience humaine, la déesse de la beauté doit être apaisée.
En fait, je crois que la beauté est une qualité indispensable que les gens reconnaissent et désirent dans le design comme dans la vie. Dans le contexte actuel, il n’est pas surprenant de voir le sujet du design revenir très souvent dans des journaux et des publications aussi différentes que The New Yorker, Business Week et Metropolis. La question du design est abordée dans de plus en plus de salles de conférence, ce qui favorise la compréhension de la nature du design et de son utilité. Mais la conversation est surtout orientée sur le design et l’innovation, le design et la part de marché et sur l’incidence positive d’une bonne conception sur les résultats financiers. Ce sont tous des sujets de discussion valables. Mais le mot « beauté » est rarement prononcé. Après tout, de quelle façon la beauté répond-elle à un besoin ou crée-t-elle « plus de bonheur », pour citer Charles Eames? Alors que nous devons composer avec un présent et un futur qui semblent demander des solutions pragmatiques à des problèmes urgents, quelle est son utilité?
Je crois que la beauté est importante, voire essentielle. Même à notre siècle postmoderne, nous avons une envie pressante de sa capacité à nous ébahir et à réveiller nos esprits. De fait, l’expérience de la beauté pourrait être aussi indispensable à la survie des humains que ces innovations conçues pour régler les problèmes économiques et écologiques de l’heure actuelle. Le designer de grande envergure Milton Glaser a dit ceci : « Nous sommes sensibles à la beauté en tant qu’espèce; ç’a toujours été ainsi, tout au long de l’histoire, et ce, indépendamment de la norme. » Il a également rajouté que « la beauté est la façon de capter l’attention des gens. Et que l’art est en fait utile. Il favorise la survie. »[1] Nous pourrions légitimement remplacer « art » par « design » et dire, à tout le moins, que la beauté capte notre attention assez longtemps pour que nous percevions le sens des images, des objets et des espaces – une capacité unique aux êtres humains – ou que nous recevions des messages essentiels de notre environnement ou de notre psyché.
L’écrivaine Anne Lamott évoque la même idée dans son livre Bird by Bird, en parlent de l’importance de l’écriture : « Je crois qu’elle aide les gens à s’émerveiller, si j’ose utiliser ce mot. Elle permet de voir les choses sous un nouveau jour, des choses qui peuvent nous surprendre et qui s’insèrent dans nos petits mondes ensilés. Lorsque cela arrive, tout semble plus vaste. »[2] Cette description semble très adéquate pour expliquer l’importance de la beauté.
« C’est alarmant que des publications consacrées à l’architecture aient banni de leurs pages les mots beauté, inspiration, magie, envoûtement et ravissement, ainsi que les concepts de la sérénité, du silence, de l’intimité et de l’émerveillement. Toutes ces notions sont gravées dans mon âme, et... n’ont jamais cessé de me guider. »
- Luis Barragan, lors de son discours d’acceptation du Pritzker Prize
En termes plus concrets, la beauté d’un caractère typographique peut attirer l’attention du lecteur vers le texte et le message que les mots sont censés véhiculer. Ainsi, la beauté du caractère sert à exprimer quelque chose, à illuminer un message, à informer le lecteur et à persuader ce dernier. Les personnes qui n’œuvrent pas dans le domaine du design peuvent facilement oublier que les signes alphabétiformes, organisés en mots, paragraphes et pages, représentent un effort de design tout comme le sont un objet, une interface utilisateur graphique ou une toiture qui évacue la pluie. Le caractère typographique sert à transmettre le message et à exprimer des points de vue relativement à l’équilibre, à la grâce et à la clarté. Comme l’a indiqué Michael Vanderbyl, « la création d’un beau style de caractère est l’une des tâches les plus difficiles que peut entreprendre un designer et un des plus grands accomplissements de notre culture. »
La plupart des designers conviennent que leur métier consiste à communiquer. La méthode employée pour ce faire donne souvent matière à des discussions vives. Depuis un certain temps, certaines personnes utilisent intentionnellement des styles de caractères corrompus ou des couches denses, dissonantes et « sales » de caractères et d’images pour sortir des clichés et éviter la complaisance. Trop souvent, ces stratégies ne font qu’entraver la compréhension sans offrir de solution de rechange valable aux idées préconçues relativement à la lisibilité, au bon design ou à la beauté. Bien sûr, recourir à des standards classiques ne permet pas nécessairement d’obtenir un résultat attrayant et, inversement, l’utilisation de styles non conventionnels ne défigure pas un design à coup sûr. Il suffit de jeter un coup d’œil à l’utilisation lucide et lyrique de l’échelle et de la structure typographiques par une designer aussi talentueuse que Jennifer Sterling pour percevoir la beauté potentielle d’un langage visuel radical.
Mais comment peut-on définir la beauté? La réponse varie largement d’une personne à l’autre, et en fonction de l’époque et de l’emplacement. Nos yeux sont habitués à reconnaître et à admirer la beauté de certaines choses – comme des coquillages, des étoiles ou des cathédrales – et à ne rien remarquer dans d’autres cas. Les concepts de la beauté sont encrés dans le système de formes symboliques que nous appelons une culture, et le design est le reflet du contexte culturel et commercial de la société.
Ici, dans ce que nous appelons familièrement la civilisation occidentale, nous avons hérité des normes de beauté des philosophes grecs, des marchands de la Renaissance et des premiers modernistes européens. En particulier, le corps a été utilisé au cours de la Renaissance comme élément de référence essentiel pour les formes, et les critères de beauté reposaient naturellement sur son unité, sa symétrie et ses proportions. Le charme irrégulier de l’asymétrie ou de l’imperfection intentionnelle est apparu beaucoup plus tard dans l’Ouest, en tant que transplantation esthétique en provenance de l’Est. La forme organique et séduisante de la table à café emblématique d’Isamu Noguchi est un exemple type.
Mais si la notion de beauté semble émaner de la culture d’un peuple, il en reste que l’expérience de la beauté semble commune à tous les êtres humains, qu’elles soient leur époque ou situation géographique. Cette spécificité culturelle ne vient aucunement diluer la puissance esthétique d’un objet de design – comme le pont de l’Alamillo de Calatrava, la chaise Barcelone de Mies van der Rohe ou le design graphique élégant de Massimo Vignelli – ou son offre d’un mode d’engagement précieux, mais variable, avec le monde des formes. Nous avons sûrement tous été surpris par le charme de la beauté, captivés et retenus immobiles pour un instant d’émerveillement et même de joie. Une telle expérience contribue à donner un sens à notre vie, que nous connaissions ou non la source réelle de l’envoûtement.
L’anthropologiste Clifford Geertz suggère dans son essai « Art as a Cultural System » que probablement rien de notable n’arriverait dans notre société si nous cessions de nous préoccuper de l’élégance des lignes et de l’harmonie des couleurs, de la forme des objets et du jeu magique de la lumière et de l’espace. Notre société continuerait probablement d’exister, car nous pouvons survivre sans ces choses auxquelles de nombreux d’entre nous tenons beaucoup comme des livres ou des chansons de notre enfance. Mais il est possible qu’à défaut de l’utiliser, notre capacité à percevoir la beauté diminue jusqu’à disparaître, et la vie deviendrait morne.[3] Nous devrions peut-être récupérer la beauté comme nous récupérons les places abandonnées et mettre au rebut les matériaux de notre culture populaire.
On pourrait soutenir que les designers doivent mettre la notion de la beauté de côté pour l’instant afin de collaborer avec des scientifiques, des chefs d’entreprises et des gouvernements pour concevoir des solutions pratiques et immédiates qui permettront de surmonter la crise économique actuelle et d’éviter les désastres environnementaux potentiels. Mais nous ne souhaitons sûrement pas sauver nos forêts, nos plans d’eau et notre faune uniquement pour fabriquer de plus en plus de choses (quoique les sociétés dépendent effectivement de la fabrication d’une certaine quantité de choses), mais également parce qu’elles sont belles et fortifiantes pour l’esprit. Il est possible que le manque d’égards pour le monde naturel, la beauté inhérente à sa complexité orchestrale et son intégrité soit un effet corollaire d’un abandon de la beauté.
La perception de la beauté sublime de la nature renforce notre impression de vie, restaure notre entrain et nous rappelle que nous habitons tous ensemble sur le vaisseau spatial « Terre ». Nous pouvons utiliser le design pour atteindre notre destination sur ce vaisseau spatial et nous faire les champions de la beauté dans l’art, l’architecture et le design pour que le voyage en vaille la peine. Sans excuses, nous pouvons tendre vers des idéaux de beauté tout en exécutant de façon solennelle la tâche qui consiste à utiliser le design pour créer une société durable et protéger le futur de nos petits-enfants.
La question n’est pas de déterminer si la beauté n’a de valeur que pour la contemplation méditative, mais de déterminer si elle est pertinente pour l’exercice du design et de quelle façon exactement. Autrefois, les designers étaient perçus comme de simples stylistes; aujourd’hui, leur travail est essentiel pour créer des « processus d’innovation ». De plus, ils pourraient possiblement participer activement au façonnage de la culture, en apportant des idées et des idéaux, de la passion et, bien sûr, de la beauté à l’aventure que constitue notre vie collective à ce nouveau siècle. Pour reprendre les célèbres paroles du designer français Pierre Bernard : « Soyez raisonnables, demandez l’impossible ».
Penny Benda est une rédactrice indépendante et éditrice chevronnée qui rédige des textes pour une variété de médias papier et électroniques. Basée dans la région de la baie de San Francisco, elle rédige pour une variété de clients comme des hôtels de grande renommée, des groupes hôteliers et des fabricants de meubles de premier plan. Penny est diplômée de l’Université San Francisco State. En 1990, elle a commencé sa carrière de rédactrice indépendante dans le secteur de la commercialisation et de la publicité.